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Interview, Christophe Le Gac / Parpaings / 1999

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CLG / Comment s’explique votre fascination pour les phénomènes d’hybridations et de mutations

L’ensemble des sphères productives (médicales, scientifiques, artistiques, voir sexuelles) se trouve aujourd’hui confrontes à des problématiques de transformation, d’hybridation. Les identités définies par la " modernité " ont implosées.

Dans ce climat, les comités d’éthiques se multiplient. Il n’est pas innocent que ce soient les baby Boomers, qui en distillent les lignes de conduite.

" Le futur ne serait pas éthique mais génétique ", selon la provocation de Houelbecq, possible…

Les technologies ne maîtrisent ni leurs instruments, ni leurs concepts, elles sont de fait un corps mutant ; on comprend donc la necessité pour la génération issue des barricades (68) de vouloir, soit en restreindre l’accès, soit en instrumentaliser le contenu, afin de garder contrôle.

L’architecture n’échappe évidemment pas à la règle, elle est par nature le révélateur des grippements structurels d’une société. On voit donc comment les technologies au sein de l’enseignement ont été monopolisées, kidnappées sous des oripeaux faussement professionnels. J’irais même plus loin, les laboratoires d’informatiques, lieu de représentation et de ses codifications sont devenus les lieux ou l’enjeu de pouvoir est le plus déterminants au sein des écoles d’architecture.

L’outil informatique n’a jamais été développé (en France et dans ses mêmes écoles) autrement que dans un processus d’accélération et d’accroissement d’un potentiel de travail, et sur des concepts de projection et de codage de l'espace datant du début du siècle.

La superposition des calques, des plans, par nature issue de la pensée moderne a été ainsi le fil conducteur des logiciels que l’on trouve aujourd’hui à notre disposition. Quand on pense que les agences sont pour la plupart formatée sur des softs issus du dessin industriel, on est fasciné par l’intelligence d’un Gehry qui va fouiller cher Dassault un logiciel issu de la topologie élastique, et de l’école mathématique française (pour évidemment en faire autre chose qu’un moyen de représentation)

Pour en revenir à votre question, la technologie m’intéresse en tant qu’instrument d’hybridation. Pour prendre exemple, le dernier clip de Paul White pour Björk, est l’un des travaux les plus importants présentés à Imagina cette année. L’enroulement zoomorphe d’une animation 3D sur un visage (qui n’est pas sans rappeler le film d’animation humanoïde Tron), associe et imbrique virtuel et réel, dans un enchâssement ambiguë, que l’on retrouve d’ailleurs abondamment dans littérature SF américaine (William Gibson, " Neuromancien ", Neal Stephenson, " Snow Crash ").

C’est cette dimension mutante, donc imparfaite, qui nous relie aux technologies, non le fantasme d’une énonciation " progressiste " de plus.

Cette virtualité, on le voit, peut rapidement décevoir et devenir métaphorique. Guethoïsée sur les performances intrinsèques de la machine, elle peut apparaître que comme l’un des derniers avatars de la déconstruction au service du pixel, détérritorialisée (voir certaines expériences liquides au USA). Quid de cette révolution informatique si elle s'abandonne à une pure virtuosité de l'objet et de sa représentation.

Il nous apparaît plus engageant de territorialiser ces nouveaux outils et de les lier à des attitudes, de situation, de localisme, bref de les corporaliser.

Les processus de déformation, issus du morphing, présentés ici par bandes séquences ou ailleurs sur bandes vidéo, relèvent de ces interrogations. En deçà de la fascination pour l’outil technologique, et de la métamorphose factice qu’il engendre, c’est sa fonction opératoire qui nous occupe.Plus le mouvement morphé semble " déceptif ", inerte dans sa transformation, plus le projet urbain ou architectural, semble se laisser dominer par la situation préalable. A contrario, plus le morphing se donne à lire dans son artifice, plus la projection semble cette fois-ci se déterritorialiser. Le morphing révèle ainsi le degré de dé-contextualisation des hypothèses, et dans un va-et-vient permanent entre déduction et induction, à la relecture des étapes successives, vient valider ou infirmer la pertinence des choix, dans une stratégie du " making with to do less ".Il ne s’agit plus d’opposer le projet à son contexte, comme deux hypothèses distinctes, mais de les lier par le processus de transformation même. Le projet n’est plus issu d’une projection abstraite mais d’une distorsion du réel.

La peau de l’image photographique, cartographique, se mue, se métamorphose dans une même enveloppe par aspiration (Acqua Alta à Venise), dans une même matière par extrusion (Sainte-Rose), subit des manipulations de l’ordre du pliage (Soweto), par boursouflement (RATP). Et les pixels, fragments fractals du réel, se recomposent en une série de mutations génétiques. Le contexte n’est plus idéalisé, conceptualisé ou historicisé, mais substrat de sa propre transformation. C’est là une différence politique. L’instrument virtuel devient paradoxalement un principe de réalité.

(fragment de texte tiré de Mutations @morphes, ed. Frac Orléans)

 

CLG / Comment gérer la coexistence permanente entre mondes virtuels et monde réel ?

 

Si tout ces avatars étaient des gens réels sur un boulevard réels, hiro ne pourrait pas s’approcher…Mais le systeme informatique chargé de la gestion du boulevard a autre chose a faire que de surveiller un par un les millions de passant… Sur ce boulevard les gens passent les uns a travers les autres…

(Snow Crash de Neal Stephenson)

Nous sommes déjà dans des sociétés ou la coexistence réelle/virtuelle énoncé dans War Game est palpable quotidiennement.

L’interface de ces deux mondes n’est pas un leurre ; une économie en émerge. Parlons entre autre de la commande que le Guggenheim à New York à confié à Hani Rashid, plus modestement le concours de la DAP que nous venons de rendre avec Philippe Parreno.

Les entreprises qu’elles soient culturelles ou commerciales ont necessité de formater des matrices virtuelles qui assument, lieux d’échanges, de travail, d’échappée, de consommation, de sexualité… Demain ce sera inévitablement TF1 ou L’Oréal.

On pourrait imaginer que les liens, les plis et replis entre virtuel et réel ainsi que les processus de " construction " de ces matrices soient integrées dans le cursus des études d’architectures, comme nouveau secteur de compétences et de débouchés. La peur de la génération qui les maintient en état d’asphyxie de se trouver déposséder de son pouvoir, explique qu’ils n’y soient pas.

 

CLG /  Quels sont justement selon vous, les liens entre art et architecture ? Entre paysage et architecture.

L’art et l’architecture, le paysage et l’architecture, voilà bien de grands thèmes sur lesquels nombres colloques vont se tenir. Plus l’architecture se débat dans un milieu clos, plus les effets de manches se multiplient.

Et l’on va disserter savamment des rapports noueux entre l’art et l’architecture. A une mauvaise question l’on sait pertinemment le nombre d’institutionnel qui vont bien s’y répandre. Le spectacle est à ce prix.

Pour scruter les méandres entre ces disciplines, art et architecture, l’exemple du mouvement de Stijl est révélateur.

Influencé par la ville américaine, Mondrian transforme sa toile en un fragment de plan masse, dont la couleur peut être réinterprétée comme une profondeur, un creusement de la page. L’architecte Rietvelt reprend cette imagerie chromatique, pour la transformer en une facetisation, première entorse. La seconde est plus symptomatique, Doesburg, lui, s’empiffre de ce papier peint décor pour badigeonner ces bâtiments. Ces processus de récupérations en disent long sur les rapports de dépendances débiles entre l’art et l’archi, particulièrement quand elle se fait par modèles empruntés.

Ce qui nous relie (entre l’architecte et l’artiste) ce n’est rien d’autre qu’une justesse d’attitude à prendre face la structure de commande, et à son économie.

Le faux débat, art appliqué / art fondamental alimente les dérives de récupérations factices et de déresponsabilisation. L’architecture n’est pas plus contemporaine en cela qu’elle emprunte des artefacts validés dans le champ artistique. Le rattachement au ministère de la Culture, que nous devons à Douste Blazy et François Barré, ne peut entretenir que la confusion. Cela nous emmitoufle dans un statut d’artiste dont il faudrait apprendre à se méfier.

L’ EURL à but économique de Fabrice Hybert ou l’Association des Temps Libérés de Pierre Huyghes montrent à quel point les artistes eux mêmes s’en préoccupent.

 

CLG /  Quel type de rapport souhaitez vous instaurer entre le corps humain et l’architecture ?

Une réponse en trois bandes :

1) L’ensemble des sociologies de l’architecture et l’habitat est un échec. Les lier au processus de création c’est le draper de métalangage faussement humaniste, dont on connaît l’escroquerie intellectuelle. Comme le disait Raymond Aron, il faudrait que la sociologie soit une science de la réparation, voir de la résistance, de la guérilla pour agir contre, en opposition. Quand elle intègre le champ architectural, dans des mécanismes d’entrisme, elle en devient pontifiante et inopérante.

2) La mesure du corps humain comme élément Homéomorphisme d’échelle, a été l’une des plus belles farces de la modernité (modulor). La mesure n’est qu’un instrument de découpage de l’espace, et donc de domination.

3) A la différence du Golem Métallique de Métropolis, l’excroissance contemporaine est fait de chair de derme artificiel, à coup de silicone et de collagène. Le corps n’est pas nié mais déformé, hypertrophié.

Les stratégies d’intervention sur la ville ont toujours alterné, périodes de préservation à celle de destruction, comme le miroir déformant d’une même attitude, celui de s’exclure du réel. On détruit ou on réhabilite. Les mots ne sont pas anodins.

La culture du transformisme, de l’hybridation, du process, sont effectivement aux antipodes de celle du bulldozer et/ou du patrimoine. Ce corps mutant nous relie aux expériences morphées.

CLG /  Comment le territoire, la géographie conditionnent t’ils vos projets.

La géographie s’oppose à l’histoire. L’histoire hiérarchise, manipule : entre négationnismes (de droite) et les reinterpretationistes (de gauche) l’on perçoit bien l’enjeu de pouvoir.

CLG / La géographie par contre, n’est ni morale, ni sentimentale, mais " Ici et Maintenant ", elle va favoriser une esthétique et donc secréter une éthique (cf. Maffesoli).

La distorsion de la société est tout autant sociale que géographique. Les conducteurs de bus, eux le savent.

J’aimerais prendre deux exemples. Premièrement le " flame " célèbre de Charles & Ray Eames, " Power Ten ", constitué d’un zoom continu du cosmos intergalactique jusqu’aux cellules du corps humain, en passant par un déjeuner sur l’herbe. Cette cartographie rompt avec les visualisations fragmentaires par échelles successives. Le localisme n’est plus synonyme d’isolement, et dans cette représentation du monde, le local et le global, les lieux et les milieux peuvent être réintroduit tel qu’ils sont, comme particules élémentaires d’un principe de réalité.

Mon deuxième est un cours passage de " Mille Plateaux " de Deleuze, Guattari :

...Tout autre est le rhizome, carte et non pas calque. Faire la carte, et pas le calque…Si la carte s’impose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui même, elle le construit...

Les instruments de décodages et de mesure de l’espace (de l’invention du calque au soft en usage aujourd’hui) ont favoriser l’abstraction des moyens de représentation et de projection.

L’architecture s’est modélisée ainsi à partir d’une page blanche ou d’un écran vide, decontextualisée, déterritorialisée, et le calque s’est substitué au réel comme système interprétatif et productif.

C’est l’une des raisons pour lesquelles les outils de l’architecture sont à ce point coupés d’une médiation publique. L’architecture est affaire de spécialistes. C’est du moins ce qu’on dit.

 

CLG /  Quelle conception de la nature développez vous à travers vos différents projets ? Est ce issue de références scientifiques, architecturales ou philosophiques

Comment vivre avec la necessité de perserver la forêt amazonienne et suivre avec fascination l’engin (sorte de Caterpillar à pince de scarabée) qui l’entaille ? Cette double attitude nous préserve des alibis écolos.

On oublie trop souvent que le Land Art, qui alimente actuellement l’imagerie architecturale, est une mécanique artistique de colonisation des territoires, dans le prolongement de la conquête de l’Ouest et de la culture du Border Line.

Une pensée de la situation, et de son contexte politique me parait plus opérant qu’une consommation de produits culturels.

Le paysage qui m’est familier est agricole. Les expériences de salon comme Chaumont sont utiles pour remplir les pages people du Elle Décoration, ou la plante sert d’alibi grand public. Je rappellerais que nombres de sociétés fascisantes ont développés une attention particulière à nos amis les animaux et au " Heimat " forestier. Les plantes, c’est toujours plus docile que les hommes.

" Je me méfie des bonnes consciences qui fleurissent sur le terrain de l’écologie, il y a tant de monde pour porter le drapeau de la morale, (ils sont légions, aussi nombreux que les criminels, la préservation de la planète leur sert d’étendard.

Notre attitude, ça procède par variation, traversée, recyclage, adaptation, imitation, modification, mutation…comme une petite machine de guerre, en but contre les méthodes, les messianismes, contre les métaphores et les symboles. C’est un principe de réalité qui se recompose à chaque moment, qui ne cherche pas à avoir raison, c’est la mauvaise herbe, car elle, elle comble les vides, elle pousse entre…la fleur est belle, le pavot rend fou, mais l’herbe est débordement " (extrait de la conférence donnée à l’Arsenal en mai 97, avec un texte d’Olivier Zahm et d’Henry Miller).

CLG /  La ville est elle un territoire ? Quelles sont ses limites ? Comment traiter les paysages, les franchissements ?

Le concept de la ville est issu d’une époque ou son périmètre se superposait à sa protection militaire. Cela n’a fait qu’opposer le plein et le vide, le dedans et le dehors. Notre incapacité à gérer l’entropie de celle-ci est entre autre du à ce que nous fonctionnons encore sur les mêmes mécanismes, de centre et de périphérie. La toile du Net fait heureusement imploser cette organisation spatiale et hiérarchique du territoire. Le village virtuel me semble ainsi correspondre à l’idée que l’on peut se faire de la ville démocratique, où tout est accessible.

CLG /  Comment va évoluer le projet d’exposition virtuelle à Beaubourg.

En deux mots, Beaubourg, c’est une scénographie d’exposition, pour la BPI, suite à une consultation en 98. Nous développons un espace virtuel, par casque interposé et Joystick, qui se "construit " en temps réel, fonction du déplacement du spectateur. Il est ainsi lui-même vecteur et moteur de la matérialité de l’architecture.

Issue des principes de topologie élastique, l’espace n’est pas préalable mais en devenir, comme un processus ouvert.

Nous le réalisons pour l’an prochain, à la réouverture du centre.

Sur ce thème, on peut s’étonner de l’absurdité de nombre d’architectures virtuelles (sur langage VRML ou autre) qui reproduisent des contraintes gravitaires, structurelles et climatiques ; les habitudes sont tenaces.

CLG /  L’enseignement de l’architecture et les réformes en cours au sein des écoles vous font-ils réagir ?

Je viens d’écrire une tribune dans Beaux Arts de ce mois ci qui décrypte certains fonctionnements de notre direction de l’Architecture et du Patrimoine. Je vous renvoie à ce texte.

Sur les reformes en cours ainsi que sur l’enseignement j’aurais quelques interrogations :

Et .......pour finir, une requête pour 999 à la Sam Peckimpah, "rapporter moi la tête d’Alain Guiheux ". L’incarnation la plus visible du pédantisme et de la suffisance des sous produits de la pensée française qui gravitent et se cachent dans la nébuleuse architecturale

 

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