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Interview en septembre 2004 / par Nicolas Hannequin pour la revue "Raison Présente /

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L’architecture entre les effets et la mobilité

 

En 1983, le texte fondateur de la politique de la ville, “ Ensemble refaire la ville ”, faisait suite à l’explosion du quartier des Minguettes. Vingt ans plus tard, la “ loi Borloo ” du 1er août 2003 semble imposer un nouveau mot d’ordre : défaire la ville, à l’image de la récente démolition de la Cité des 4000. En annonçant que 200 000 logements pourraient être détruits, et 200 000 autres construits, c’est l’ancienne tradition moderne de la table rase qui semble ressurgir brutalement. Mais quelle est la place de l’architecte et de l’architecture dans ces politiques. À lire les articles de presse, on en arrive à se demander si l’architecte ne devient pas l’illustrateur factice, vain et boursouflé d’égotisme, d’un devenir permettant aux hommes politiques, qui ne comprennent plus rien à la ville, de justifier qu’ils en ont encore une vision.

Pourtant, des voix s’élèvent depuis un certain temps pour proposer des alternatives à cette pensée de la ville devenue obsolète. Tirant des leçons des projets expérimentaux des années soixante, des mégalopoles asiatiques ou du nomadisme, certains architectes attirent, notre attention sur notre condition urbaine actuelle. En France, l’architecte François Roche, que nous avons rencontré, tente depuis une dizaine d’année “ de faire avec pour en faire moins ” afin que “ l’architecture ne se drape plus de son autonomie princière et se nourrisse enfin du territoire qu’elle était sensée dominer ” (in T(e)en Years After, www.new-territories.com).

                                             

Nicolas Hannequin (NH) :   

Que ce soit dans vos textes, votre attitude ou vos réalisations, le problème posé par votre agence (R&Sie), est celui de l’autorité. Au-delà de tout présupposé sur la forme ou la fonction de l’architecture, c’est la figure même de l’architecte démiurge que vous mettez en question. C’est ainsi qu’il faut entendre vos nombreux coups de griffe à l’égard des figures de l’architecture contemporaines. Lors de la rétrospective consacrée à l’architecte Jean Nouvel en 2002 (centre Georges Pompidou), par exemple, vous choisissez de vous exprimer avant tout sur le symptôme de leur égotisme en soulignant le gigantesque portrait de l’architecte qui trônait à l’entrée de l’exposition.

Comment cette volonté d’apparaître le moins possible en tant qu’auteur, et de penser une architecture qui sache rester dans l’arrière-plan, est-elle conciliable avec une politique de la ville qui ne retient de l’architecture que sa valeur emblématique d’objet, ou de “ totem ” ?

François Roche (FR) :         

Cette situation tient en effet au fait que toutes les politiques de la ville depuis la reconstruction sont pensées par des représentants de l’Etat, par des commis de l’Etat, dans un contexte politique de république monarchiste. Sous prétexte qu’ils sont nommés par ceux qui émergent de la vox populi, ils s’arrogent le droit de penser et d’agir sans consultation, dans des procédures régaliennes, au travers de mécanismes d’autorités en complète contradiction avec l’évolution de nos sociétés démocratiques.

Il suffit de se souvenir de l’attitude de Colbert, face au projet du Bernin destiné au Louvre. Louis XIV avait été, du haut de sa “ clairvoyance ”, attiré par l’architecte baroque, pour réaliser l’extension du Louvre. Sa première proposition - un travail assez exceptionnel sur le concave et le convexe - est immédiatement refusée par Colbert qui juge le projet trop onéreux, non fonctionnel et trop complexe. Ce dernier revient à Paris pour une deuxième version, plus aplatie, de moindre intérêt mais au coût, selon Colbert toujours trop élevé. Suite à un troisième essai, qui n’a du génie du Bernin que la signature, Colbert, surpris et fasciné par le pouvoir de nuisance qu’il découvre, va justifier de la pauvreté du projet pour débarquer l’architecte Italien. À même manque d’exigence, un architecte Français, docile et serviable, au classicisme pompeux, comme Claude Perrault (le Frère de Charles) pouvait bien se charger de la besogne.

Ainsi, cette grande stratégie de déshabillage, de raison d’Etat, et d’une politique architecturale exclusivement conditionnée par le désir de représentation du prince, date de l’époque où ces mêmes Princes ont déléguer leur pouvoir à des interfaces ; les commis de l’Etat, drapés d’une compétence que leur confère les boudoirs enfumés des entre-chambres du Monarque fut-il republicain , issues des loges où l’on se parle en chuchotant, de peur d’être entendu par ceux qui ne savent pas : les innombrables, les innocents, ceux qui ne peuvent comprendre les enjeux, les stratégies de développement de la ville et de son usage.

Étrangement, le seul bâtiment de la deuxième moitié du XXe siècle qui est parvenu à émerger sans passer par le filtre de ces grands commis de l’Etat, c’est le Centre Georges Pompidou, pour lequel on a fait confiance à un ingénieur-artisan-architecte, Jean Prouvé, afin que son opinion sur le choix du jury valide l’expérience et convainque  Pompidou.

À l’inverse, afin de rendre compte de la stabilité du pouvoir et inscrire “ une certaine idée de la représentation de la France et de sa grandeur ”, le commis ne prendra jamais le risque d’amener le monarque républicain, qu’il soit à la tête d’une collectivité territoriale ou au sommet de l’Etat, à développer un projet qui ne soit pas prévisible. C’est ce mode de fonctionnement qui, en France, a engendré une sorte de dépréciation et de désaffectation publique de l’architecture. Sa grandiloquence et sa prétention ennuient, agacent et n’intéressent que ceux qui la produisent.

NH :   

Votre architecture s’érige moins sur un sol que sur une expérience critique. On comprend alors que refuser de faire autorité, signifie avant tout être à l’écoute de la situation : “ saisir un territoire sans l’asservir ”. Or, vous faites le constat qu’en France “ on pense la ville comme un systématisme […] incompatible avec ces notions de complexité, de rhizomes, de processus ”. Comment réagissez-vous face au retour d’une politique de restructuration lourde, notamment lors de la récente destruction de la Cité des 4000 à La Courneuve ?

FR :   

Je réagis comme les habitants de la Courneuve. En un sens, ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’origine des grands ensembles et qui les éradiquent aujourd’hui, soixante ans plus tard. Ce sont toujours les mêmes pensées de la ville, qui sont à l’œuvre. Politiques de la tabula rasa selon lesquelles on fera toujours mieux après. L’on rase sous prétexte que la reconstruction de cette Cité des 4000 s’accomplira à une échelle plus humaine, alors que le devenir de ce type d’urbanisme appellerait plutôt à privilégier la formation sédimentaire de concrétions et de complexités afin de substituer une forme noueuse au modèle panoptique d’un urbanisme sous surveillance.

Les villes asiatiques fournissent un parfait exemple de scénarii multiples entrecroisés, enchevêtrés… Constituées de rhizomes et de hasard, elles sont autant de creusets à vivre, sans prévisionnisme ni planification sclérosante,. Ces villes rendent visibles les contingences humaines et leur forme est surtout une forme à vivre et non une forme définie dans un fantasme d’achèvement et de principes de contrôle.

            Il s’agit de se souvenir du fait que quelques expériences ont déjà eu lieu. Les bulles de Chanéac (1), déjà dans les années 1970, prouvaient que ces unités standardisées issues des chemins de grues pouvaient porter, engendrer des sécrétions capables de les métamorphoser.

            Mais pour penser sans modèle, pour agir au cœur d’un mouvement “ en train de ce faire ”, il faut accepter l’incomplétude, voir même l’engendrer. Or cette attitude est en parfaite contradiction avec la propagande professionnelle qui ferait de l’architecte le porteur d’eau d’une émancipation urbaine et sociale.

            Comment ne pas reconnaître que nous nous trouvons face à des complexités que nous ne pouvons pas résoudre et admettre que la ville contemporaine, du moins celle qui n’est pas une enclave exclusivement touristique sur le modèle d’une gated community, relève d’un artefact aléatoire que personne ne peut ni maîtriser ni dominer.

            Il s’agirait alors de rendre compte des contradictions qui en sous-tendent le devenir à travers, notamment, les technologies de pliages par ordinateurs. Celles-ci ne sont pas tant des joujoux pour gamins puérils, comme certains architectes et critiques français le pensent, mais des outils qui nous permettent d’aborder cette complexité afin d’en finir avec le modèle de la ville néolibérale, et son espace euclidien sous surveillance.

            Le temps glisse, dérape et nous sommes de plus en plus inféodés à des temps qui sont “ ici et maintenant ”. Paradoxalement, les auteurs de Science-fiction, de Neal Stephenson à William Gibson, sont devenus les décrypteurs de notre société en temps réel et personne n’ose émettre des hypothèses sur un devenir sans en lister les facteurs d’incertitudes. Ainsi, notre présent noue-t-il des relations contradictoires et étranges entre des notions de “ Rétrofutur ”, de “ To-morrow-now ”, mixte de “ Dream Time ” et de “ Day after ”. Or, étrangement ce sont les architectes et les urbanistes qui alimentent cette naïveté, presque génétique, de simuler une vision pour l’avenir.

NH :

            L’architecte doit donc accepter de ne plus avoir de pouvoir sur la ville ?

FR :    

Oui, c’est très intéressant de prendre d’autres chemins que celui qui associe compétence, autorité et procédures de domination.

On pressent bien que dans le système libéral le rapport à l’auteur est un rapport miné, truffé de faux-semblant. Jean-François Lyotard ne constatait-il pas le déplacement de cette notion d’auteur. Ce dernier se place aujourd’hui au centre d’une vectorisation de “ produits culturels ” sans qu’il ait à les élaborer lui-même. Il ne serait plus celui qui émet mais celui qui transmet. On nomme cela plus communément sampling, mixing, remastering. Cela est d’autant plus vrai, en France, que nous sommes assujettis à une culture Beaux Arts qui s’enseigne sous influences et se transmet par citations.

Se pose donc invariablement, comme à toute période la question de l’auteur, non dans ce qu’il a à nous dire mais de quelle position d’autorité légitime tire-t-il son discours ? Question qui est constamment évacuée dans les discours sur la ville.

Avec ce préalable, nous pourrions éviter les mécanismes ô combien labourés de propagandes sociales, d’émancipations des masses, de développements durables, et autres escroqueries qui nourrissent la faconde du professionnel.

NH :   

Ce sont les émeutes que connaît le quartier des Minguettes, en 1981, qui enclenchent une “ refondation ” complète de l’action publique teintée de cet idéal d’émancipation sociale que vous dénoncez. En effet, à cette utopie, vous préférez opposer une architecture “ fictionnelle ” (2). Vous affirmer notamment “ qu’être asservi instrumentalement à un localisme, c’est pour nous l’occasion de développer une micro politique, agissante et opératoire ”. Comment avez-vous pu développer cette stratégie dans votre travail, dans le cadre des procédures de Développement Social des Quartiers (DSQ) ?

FR :    

L’agence a effectivement travaillé sur cette économie de DSQ, en 1995, à Condé sur Escaut, près de Valenciennes, dans un territoire abandonné, « le coq Chanteclerc ». Une suite d’opération des années 50, au milieu des marécages, gorgées, infiltrées  jusqu’aux toits, d’humidité, de ruissellement, pour une population que l’on qualifierait de « White Trash », de petits blancs, soumis à leur condition, culpabilisant même de leur misère.

Contrat de plan, en main, on allait, nous, les architectes leur refaire leur quartier, en embellir les voiries, en implanter les poubelles et des arbustes rachitiques… cela paraissait vulgaire.

Nous ne savions comment faire, comment commencer. Nous étions suspecté de toute façon d’être les portes plumes ou portes flingues de l’Opac du Nord, les bailleurs en titre. Il a fallu d’abord délier la parole, se laisser apprivoiser, l’agence pour cela débarquait avec des coupes de sangria ! Pour agir, pour échanger, l’esthétique relationnelle était éthylique. Nous avons essayé, avec eux, de développer des économies parallèles, d’engager des principes d’auto-construction, entre recyclage des résidus industriels et introduction de modèle d’échange de type « SEL », fait de troc, de services, et de modes alternatifs.

Nous ne pouvions nous servir de cette désespérance pour faire un projet dit « politique », avec en vue une exposition sur nos engagements légitimes, et ceci d’autant plus que rien ne pouvait bouger. Nous n’avions pas été appelé pour résoudre et aider ce quartier mais pour feindre un activisme, une agit-prop de circonstance. Le mot de la fin de cette immersion fut triste. Notre hypothèse de micro économie, agissante et opératoire, face à l’impossibilité d’agir comme architecte, a finalement consisté à préconiser aux habitants de séquestrer le directeur de l’Opac du Nord et d’appeler FR3, pour se faire entendre ! Nous ne pouvions collaborer au simulacre d’un discours d’entraide, nous ne pouvions que les aider à dénoncer leur environnement.

NH :   

Les politiques de la ville en France ont régulièrement transité de l’échelle du quartier à celle de l’agglomération, depuis leur création en 1977. Récemment, la loi dite “ Borloo ” replace le quartier à son niveau d’échelle prioritaire d’intervention. En quoi votre notion “ d’ hyper-localisme ” diffère-t-elle de celle utilisée par le gouvernement actuel ?

FR :    

Je me méfie de tout effet d’annonce portant sur la ville et la loi “ Borloo ” m’apparaît comme une sympathique crécelle. Tout comme Banlieue 89 en son temps (Roland Castro). Mais j’espère me tromper.

Pour ce qui est de l’hyper-localisme, je considère que chaque situation recèle ses propres ambiguïtés, ses propres contradictions et, à chaque fois, un degré d’intelligence d’intervention. Il ne peut pas exister des modus operandi qui soient décrétés par la puissance publique qui viendrait, du haut de sa compétence administrative et technocratique, résoudre les problèmes de ces quartiers en difficulté. Il faut non seulement des moyens autrement plus importants que le plan “ Borloo ” ne l’annonce, mais aussi faire confiance à des agences, de jeunes agences d’architectes avec un véritable degré d’autonomie, pour programmer, reprogrammer et prendre le risque de procéder différemment. À mon avis, sur ce sujet, comme sur tant d’autres, le code des marchés publics va plutôt favoriser les rouleaux compresseurs, mélange de bureaux d’études et d’agences spécialisés dans le rafistolage, avec quelques alibis sociaux en poche, sans ambition.

Travailler à chaud sur la ville, dans sa palpitation, ce n’est certainement pas passer un coup de bulldozer, déplacer les populations ou relooker les façades.

Malheureusement nous en sommes toujours là. La décentralisation est jeune et vit ses premiers balbutiements. À l’inverse, les collectivités territoriales et pouvoirs locaux n’ont de cesse de singer la production de l’Etat dans la sur-totémisation de l’architecture. Il n’y a pas encore d’enracinement d’un contre-lobbying culturel, en Régions, capable d’agir comme contrepoids face aux velléités d’un Président de Conseil Régional ou d’un Maire, quand ils se prennent à figer leur passage dans la pierre.

NH :   

Vous employez le terme “ rhizome ” et faites référence régulièrement aux travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Comment faudrait-il s’y prendre pour construire une politique de la ville à partir de ces pensées de la multiplicité et de l’écart ?

FR :    

Dans un premier temps, la politique de la ville devrait être fondée en prenant en compte l’intelligence du citoyen à vivre et à produire la ville. D’autant plus que le citoyen d’aujourd’hui ne ressemble plus du tout à celui des années soixante, encore moins à celui du XIX° siècle. Nous sommes passé d’une société de “ mass workers ” qu’il fallait guider pas à pas, à une société de consommateurs “ mass media ” qu’il faut suivre voir poursuivre pour en comprendre les circonvolutions, les comportements fiévreux d’indépendance et d’implications collectives tribales. Dans ces conditions on imagine bien que les modes de productions de la ville néo-libérale, ou le contrôle de l’individu et son aliénation en étaient le fondement, ne puissent plus s’appliquer.

Quelle forme donner à cette société fragmentée, fractale dans laquelle nous vivons ? Un politique seul ne peut la comprendre et un architecte ne peut non plus en devenir le simple illustrateur. Il va falloir prendre le risque d’une démocratie autre. Ce n’est pas facile, personne dans notre république monarchique n’y est préparé ; ni le politique, ni l’architecte, ni le citoyen. Mais je ne vois pas d’autres issues que ce risque-là.. Prenons modèles sur d’autres pays européens, où la démocratie directe n’a pas dévaluée la valeur de l’architecture émise. La Suisse en est l’un des exemples. Nous y réalisons un bâtiment qui passe par une “ votation ” publique.

Dans un second temps, il faut arrêter de penser que la ville possède une représentation, une forme prévisible. C’est en figeant cette forme que l’on empêche la ville de croître au rythme des négociations humaines et de leurs conflits. L’héritage français du Trident de Versailles, dans lequel il s’agissait de faire circuler les carrosses, est inadapté, anachronique et obsolète.

Nous effectuons actuellement un travail prospectif pour une ville au Japon, ou nous élaborons une hypothèse de bâtiment dont les matières constitutives et structurelles se nécroseraient par cycle tous les vingt ans. Chaque bâtiment, ou partie de bâtiment, réagissant comme du corail, interdirait par cette transformation programmée l’appropriation ad vitam aeternam du propriétaire. Il s’agirait alors de construire les conditions nécessaires d’un nouveau nomadisme, très Proudhonien, afin que la ville demeure en perpétuelle mutation, non pas par le biais d’un contrat social, mais via la mutation de sa matière première. C’est une étude que nous dévoilerons bientôt.

NH :   

Votre conception semble se rapprocher d’un “ laisser faire ” de type économique. La définiriez-vous comme une “ politique libérale de la ville ” ?

FR :    

            En aucun cas ! Elle ne dépeint pas le dessin d’une économie libérale. Il s’agit simplement d’accepter le fait que nos sociétés incertaines ne se rassurent pas naïvement en produisant une architecture qui ne le soit pas. Vous connaissez bien évidemment ces villes inachevées du bassin méditerranéen, constituées de poteaux, poutres et fers en attente. Ces maisons évoluent en fonction de la dilatation ou de la rétraction de la cellule familiale. Ainsi, l’habitat cesse d’être figé, tel un produit clef en mains des années soixante. Il se définit comme un organisme palpitant. Ce n’est certes pas un modèle à reproduire dans sa forme, mais nous devrions en questionner les procédures.

            Quant à ces problèmes de proximité, d’hyper-localisme que vous soulignez, il me semble qu’un architecte ne peut pas ignorer les frottements, ces “ ritournelles de la quotidienneté ”, qui constituent la ville. Il faut parvenir à s’intéresser aux affects, à la phénoménologie locale sans pour autant en revêtir les dérives identitaires et régionalistes. Le localisme, c’est un mode de confrontation avec d’autres échelles, c’est éviter les replis pour forcer la négociation avec le prédateur, lui global.

NH :

Si l’on entend correctement votre manière de produire de l’architecture, il s’agirait de fabriquer des bâtiments, qui ne soient plus citationnels, dans lesquels on ne reconnaisse plus la culture bien apprise de l’histoire de l’architecture. Quel serait alors l’outil de l’architecte, car vous ne parler ni de mur ni d’espace ?

FR :

Parler d’espace, en tant que tel, relève de la tradition moderne qui a cru pouvoir imposer l’idée selon laquelle l’architecture se constitue grâce à sa physicalité, de poteaux et de murs. L’architecture n’est pas faite de ça ! Elle est le fait d’une société et porte en elle même la capacité à rendre compte de sa sophistication. Le Centre Georges Pompidou rend visibles les envolées belles et courageuses des années soixante sous l’influence de Cedric Price et de son Fun Palace. À l’opposée la pyramide du Louvre (Ieoh Ming Pei) imprime le règne du président. À vous de vous prononcer...

NH :

Vous considérez que l’architecture ne peut se négocier que sur l’instant, que dans la contingence d’une situation. Votre jeu subtil autour des composants d’un site ou d’une situation pourrait être assimilé au YES de Rem Koolhaas (3), car dans les deux cas la lecture des lieux et des milieux tend à devenir l’essence même de l’acte architectural. N’y a-t-il pas un danger à ne produire que des simples états des lieux ?

FR ;

Il faut comprendre que l’architecture internationale des années 50 était légitimée par une dimension messianique. Mises à part quelques erreurs d’orientation des pare-soleil effectuées par des architectes qui ne savaient pas toujours que l’orientation du soleil variait de part et d’autre de l’équateur, cette architecture s’était donnée pour mission de subvenir, ici et ailleurs, aux besoins minimaux de l’individu moyen. Aujourd’hui, l’architecture internationale, le revival international, se caractérise plutôt par le cynisme de son idéologie, ou comment endetter un pays ou une ville dite “ périphérique ” pour lui donner l’illusion d’une position centrale : une wildcard pour une Mastercard (4). On en est arrivé au point où les élus ne demandent plus des bâtiments mais des “ phallus ”, comme les dernières réalisations à Londres ou à Barcelone (5).

Il est symptomatique de voir comment ces mêmes objets érectiles incarnent simultanément le cynisme de l’élu et la décontextualisation de l’architecture. Comme si le YES de Rem Koolhass se drapait d’un “ fuck the context ” (“ merde au contexte ! ”) du même architecte. Si ce nouveau type d’architecture internationale parvient aussi facilement à encanailler les politiques et à les séduire, c’est non seulement parce qu’il partage ce même cynisme mais aussi qu’il lui donne une visibilité tangible. L’aveu public des malhonnêtetés est un acte performatif dans nos sociétés libérales. Le rotary club du revival de l’architecture internationale l’a analysé très finement et y participe très activement.

NH :

Votre attitude ressemble étrangement à un flirt, avec le lieu, la législation ou les nuisances. Vous écrivez à ce propos : “ Et si nous nous laissions dominer plutôt qu’asservir ”. À quel moment considérez-vous faire acte d’architecture ?

FR :

            Il s’agit d’aborder l’architecture selon la stratégie d’un videogamer : il faut jouer pour découvrir le jeu. C’est à l’intérieur du jeu que l’on découvre pourquoi l’on joue et son propre degré d’addiction. Dans le jeu, il n’y a ni servilité ni domination. Cette notion se rapproche de l’architecture “ baroque ”, dans laquelle on découvre le bâtiment au cours du parcours, dans son énonciation et sa scénarisation. En somme, le métier d’architecte consiste avant tout à se situer au creux des complexités. Une idée en architecture se travaille en manipulant des complexités et non des murs.

NH :

Vous ne vous souciez donc pas de l’espace ?

FR :

Qu’est-ce que l’espace ? A-t-on besoin d’une chambre autour d’un lit ? L’espace se définit-il en faisant l’amour sur ce lit ou par la représentation de la chambre ? Il convient de questionner correctement la notion d’espace. Car l’espace n’est pas la matière première mais résultante. Il est composé aussi bien de flux corporels que de modes relationnels, de bruits de voisinage que de la pollution de l’air. L’espace est constitué de phéromones, de chimie, de perceptions phénoménologiques. Ici encore, c’est une escroquerie que de réduire l’espace à sa simple physicalité.

Il importe d’élaborer des scénarios qui ne soient pas fermés, qui soient même contradictoires. À la manière des trajectoires de Ilya Prigogine (La fin des certitudes, Odile Jacob, 2001), l’étude de l’équilibre, du déséquilibre est plus productive que celle des trajectoires des particules qui le composent. Savoir où se trouve l’électron importe peu quand il s’agit de parler de l’instabilité d’un système.

NH :

Lors de la conférence organisée autour de l’exposition “ Architecture non-standard ” (Centre Georges Pompidou, 2003), vous vous êtes qualifié “ d’alibi français ”. Pour autant, vous partagez avec les autres exposants des références similaires et un vocabulaire commun. Vous affirmez qu’il faut : “ introduire comme paramètres l’intensité des flux, les liens, les climats, les proximités, la territorialité dans toute sa complexité, les devenirs sociaux comme scénario à écrire et donc à construire ”. Vous sentez-vous proche de cette tendance de l’architecture contemporaine ?

FR :

Tout d’abord, je ne voulais pas me servir de cette plate-forme pour me revêtir d’une quelconque prétention face à une audience Franco Française. La stratégie d’apparition consiste à ne jamais être là où on vous attend. L’agence R&Sie peut effectivement être assimilée à cette tendance, mais avec guillemets. Pour la petite histoire, nous avons acheté notre premier ordinateur en 1995, et sommes partis deux ans, deux ans hors des pressions de toutes sortes, à la Réunion et en Afrique du Sud, pour essayer de comprendre cet outil.

Parallèlement, nous poursuivions nos travaux sur l’hybridation, le végétal, le biotope plus exactement. La greffe s’est donc fait naturellement entre procédure de computeurs, perte de contrôle, phénomène cinétique de croissance, de transformation, morphogenèses des organismes et géographie, situations préalables, climatologies, chimies…

Pour autant il s’agissait également de faire valoir notre regard européen face à nombres d’agences digitales majoritairement anglo-saxonnes, et plus portées sur la recherche abstraite, algorithmique. Européens, nous héritons d’une culture tissée de contradictions, de velléités politiques et critiques, à la fois influencés par les situationnistes (Guy Debord, La Société Du Spectacle, Paris, Gallimard, 1996) et fasciné par la notion d’écosophie politique de Guattari (Les trois écologies, Paris, Galilée 1989).

Pour revenir à ces années entre 1995 et 2000, à ces années qui ont vu émerger cette génération, il est difficile de nier qu’elles furent belles. L’ensemble des systèmes académiques se fragilisait, voir s’effondrait. De fait, les architectes en place, ne connaissant pas les procédures informatiques, les enjeux topologiques, étaient incapables de comprendre les attitudes qui les conditionnaient. C’était une époque où le conflit générationnel devenait exclusivement instrumental. Mais l’histoire est espiègle. Je reviens de la Biennale de Venise, où la confusion et les enjeux de pouvoir règnent à nouveau, en maître de cérémonie…

 
 

Notes.

1) Chanéac mène, dans les années 70, des recherches sur une “ architecture industrialisée poétisée ”. Ces “ villes cratères ” développent l’idée qu’une trame industrielle peut engendrer de la complexité en se contractant ou se dilatant afin de produire une ville évolutive dans laquelle les cellules d’habitations sont capables de proliférer.

2) la fiction s’oppose à l’utopie en ce qu’elle ne cherche pas à avoir raison (in te(e)n years after)

3) Rem Koolhaas a introduit dans son manifeste rétroactif de Manhattan, Delirious New York (The Monacelli Press, 1978), l’idée que l’architecture pourrait émerger cyniquement d’une situation donnée. Il trouvera un sigle “ YES ” pour définir cette acceptation du contexte en reprenant les symboles du Yen, de l’Euro et du Dollar.

4) Une wildcard est un terme sportif signifiant l’action d’un concurrent qui, lors d’une compétition, invite un autre sportif non classé à participer au jeu. Le premier donne ainsi une wildcard au second.

5) François Roche fait ici référence aux deux tours construites par ces architectes : la tour Akbar destinée à Barcelone pour Jean Nouvel et celle de la City de Londres pour Norman Foster.

 

 

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